Du 13 février au 25 mars 1933, le jbel Saghro, dans le sud marocain, était
le théâtre de l'une des plus sanglantes et meurtrières guerres
coloniales. Connue sous le nom de Bou Gafer, cette guerre marque la fin
de la « pacification ». Elle a scellé, en la provoquant, la bravoure et
la combativité des hommes et surtout des femmes de la super-tribu des
ayt Atta. La résistance était tellement forte que la seule issue
possible fut le blocus qui a duré quarante deux jours et sans lequel il
était impossible de mettre fin à cette résistance renforcée par
l'inviolabilité de la forteresse naturelle et l'acharnement de la femme
dans cette confrontation inégale.
L'on tentera à travers certains témoignages oculaires, de
capter les moments les plus forts de cette épopée que d'aucuns tentent
d'appréhender dans toute sa dimension car il est l'un des épisodes
historiques qui a forcé l'admiration et le respect des observateurs et
des militaires.
Il ne serait certainement pas inutile de rappeler rapidement
que la pénétration coloniale s'est traduite par des alliances entre
différentes tribus et entre les composantes villageoises elles-mêmes
afin de faire face à cette nouvelle donne et convenir d'une perspective
commune autant l'avancée d'une nouvelle force franco-glawie est en
marche certaine.
En 1920, le Glawi est officiellement chargée par l'autorité
militaire française d'entreprendre une « harka » dans les territoires du
sud-est marocain dont la situation était précaire et où grognent des
foyers de résistance.
Depuis le début de l'année 1927, la situation
ne fait qu'empirer. Les glawa ont à faire face à une situation de crise
dans le Todgha, événement corroboré par plusieurs documents coloniaux.
El Glawi avait noué des intelligences dans cette région
notamment par le biais du « notable » Hadj u Khihi qui, aussitôt élu
avec sa complicité, chikh l'aam de la confédération des ayt 'Atta, a été
assassiné. Depuis, les ayt 'Atta voisins de la région de Dra sont en
dissidence ouverte. Dans la région de Todgha, le tiers seulement de la
population reste fidèle au khalifa glawi, Sa'id u Tifunt, installé à
Tineghir. La dissidence deTodgha est fomentée par les tribus
environnantes: ayt Seghrouchen, ayt Mrghad, ayt Hdiddou et ayt Isha.
D'ailleurs, le chrif Zemmouri y prêche la guerre sainte et envisage
d'attaquer El Glawi qui ne lui cache plus son aversion déclarée. Les ayt
Atta ne cessent de harceler les troupes coloniales dans la région de
Tafilalt.
Déjà en 1930, le chef des ayt Atta, Assu u Basslam répliqua à
une pressante demande des autorités militaires françaises par cette
boutade : « celui qui a écrit cette lettre vient ici chercher la
réponse ». La soumission n'a été possible que par un blocus inextricable
et pernicieux et aussi par l'imposition des conditions qui ont été
acceptées par les militaires.
La ligne Dades - Todgha qui est la principale
artère n'est assurée que par la fraction des ayt Buwkniffen sous la
conduite de Muh Dach qui « est à la solde de si Hammou » de Telwat. Le
khalifa du glawi dans le Haut Dades n'arrive pas à asseoir
convenablement son autorité. Un rapport précise que sur les : «476
familles que comptent les ayt Seddrat du Haut-Dadès, 96 seulement
obéissent au khalifa Glaoua de Toudgha ».
Une partie des ayt Mraw des Imgun sous la conduite de amghar
Ichchu n- out'atta, refuse de reconnaître l'autorité du qayd si Hammu.
Les fractions des Imghrane subjuguées en 1924 lors d'une harka glawi,
sont encore toutes frémissantes.
Le rapport conclut que : « les glaoua
paraissent avoir mal en mains ces tribus. Le calme qui règne
actuellement dans la vallée du Dadès est donc trompeur ».
Dans cet ordre d'idées, une autre lettre datée du 12 mars 1928
montre que : « la domination des Glaoua sur la région du Todgha, du
Dadès et du Draa est précaire ».
L'agitation que connaît la région de Todgha, hostile par
atavisme au Glawi, trouve ses raisons d'être, selon les autorités
françaises, dans la carence du front sud et dans la mauvaise
organisation du commandement glawi.
Un rapport souligne que : « les harkas glaoua ne sont
évidemment plus ce qu'elles étaient en1920. Leur capacité combative a
fortement diminué. Les dissidents, par contre, sont mieux armés et mieux
entraînés ».
Dans les multiples poursuites contre les combattants des Ayt
‘Atta, les colonnes françaises sont attirées dans la montagne noire de
Saghro où elles subissent de lourdes pertes. Dans une autre lettre du 24
janvier 1933 adressée à ses parents, Bournazel écrit : « je suis rentré
hier d'une poursuite de djich qui m'a tenu éloigné du Tafilalt pendant
plusieurs jours, me faisant évoluer dans une région étrangement
chaotique où mon infanterie a terriblement peiné ». Bien sûr, il s'agit
du jbel Saghro et des offensives que les Ayt ‘Atta organisent contre la
pénétration coloniale et les tribus alliées au Glawi sachant leur
hostilité pour ce dernier.
Les ayt ‘Atta, en effet, organisaient des incursions contre les
colonnes de l'armée française et aussi contre les tribus soumises et
s'activent dans des guérillas imprenables. Leur persévérance était sans
limite. Ils la confirmeront par la suite dans cette confrontation
héroïque et inégale, celle de Bou Gafer.
H. Bordeaux affirme : « Aucune campagne coloniale, dans aucun
pays, n'avait dû briser une telle résistance de l'homme et du terrain.
Il fallait donc recourir à d'autres moyens pour réduire cet ennemi
acharné dans son formidable bastion : le bombarder sans répit, jour et
nuit ; lui enlever les points d'eau ; le resserrer dans son réduit et le
contraindre à y demeurer avec son bétail mort, avec ses cadavres… ».
La bataille s'annonce et se précise davantage
par une série d'embuscades et de raids. Le 6 décembre 1932, un camion de
ravitaillement a été brûlé par les résistants près de Mlal. Ils
renouvellent, selon Spillmann, l'exploit le lendemain. Ce dernier note
que « …de nombreuses tours de garde sont construites de Nekob à Tarhbalt
et la circulation a fait l'objet d'une réglementation sévère ». La mort
du capitaine Melmoux, chef du bureau des affaires indigènes d'Erfoud,
blessé lors d'une poursuite et l'attaque « menée par plus de trois cents
guerriers bien armés, et sans la prompte intervention des partisans Aït
Slillo, Aît Ouzzine, Aït Messaoud, notre détachement risquait fort de
ne pouvoir se dégager ». Le 20 janvier 1933, cinq spahis ont été
massacrés à Mellal du côté de Taghbalt.
L'étau se resserre. La stratégie adoptée fixe les priorités
suivantes : la sécurisation des communications entre les confins et
Marrakech en passant par le Ferkla, Todgha et le Dades, priorité
réalisée dès la fin de février 1932 par la « pacification » de la vallée
du Dades et Tinghir de concert avec le Glawi ( le commandement de la
région de Marrakech sous les ordres du général Catroux occupe Todgha et
ouvre une piste entre Bou Dnib et Marrakech ) ; l'organisation des
opérations contre les tribus du Haut – Atlas préparées dès 1932 et
enfin, le « pacification » du Dra.
Toutefois, les multiples incursions venues du
Saghro ont fini par obliger le commandement à préparer l'attaque contre
le Saghro et remettre pour plus tard les opérations du Haut – Atlas. La
date de départ est donc fixée pour le 13 février 1933.
C'est dans cet état d'esprit que les ayt ‘Atta
s'apprêtèrent à rencontrer les troupes coloniales. D'ailleurs, ils ont
tout fait pour que cette rencontre ait lieu et, nous semble –t- il, le
plus rapidement possible autant leur activisme est notoire. Ceci est
d'autant vrai qu'ils sont partis avec leurs enfants, leurs femmes et
leurs troupeaux défendre leur terre. La connaissance parfaite du
terrain est déjà une arme redoutable à leur avantage. Il offre le
refuge, l'embuscade et les pierres. Encore une fois dans une lettre
adressée à son ancien chef le général Heusch, H. de Bournazel écrit : « … on s'attend à une résistance d'autant plus farouche que le terrain s'y prête admirablement » .
Et Spillmann de surenchérir : « Tout fait présager en définitive une
résistance d'autant plus forte que le caractère montagneux du pays
facilite grandement la défense et empêche le déployement de forces
assaillantes imposantes ».
« l'ennemi révéla une opiniâtreté et un courage dans la
résistance qui dépassèrent ce que nous avions pu imaginer après nos
rencontres avec d'autres tribus rebelles ». Toutes les tentatives furent
repoussées .
l 'assaut du 28 février est suivi par le médecin major
Vidal qui souligne: « …où la jumelle ne découvre que l'œil et le fusil,
ils tirent sans relâche, à coup sûr, le moukkala ( mkahla, fusil) bien
posé, et les nôtres sont fauchés ». « Ils sentent qu'ils ont en face
d'eux les tribus les plus guerrières du Maroc ».
De son côté, H. Bordeaux écrit que : « L'attaque n'a pu
parvenir à son objectif. La résistance s'avère acharnée et disciplinée.
Elle décèle un chef et une longue organisation ».
Et Spillmann d'ajouter : « … Dans le Sarrho, ils ont cependant
opposé à nos troupes, très supérieures en nombre, en armement et en
organisation, une résistance désespérée, magnifique, qui a forcé notre
admiration »
« Plusieurs assauts furent lancés contre cette forteresse
naturelle, venant de l'est et de l'ouest. Ils furent tous repoussés de
façon sanglante. Nous y perdîmes quatre officiers tués du côté de
Marrakech et six officiers tués du côté des confins algéro-marocains,
dont hélas ! mon ami le capitaine de Lespinasse de Bournazel, héros
légendaire du Maroc ».
Et H. Bordeaux de conclure : « Mais la résistance est si
acharnée que le général Huré qui commande les troupes du Maroc décide de
prendre le commandement général à Bou-Malem (Boumalne Dades) et de
joindre l'effort du général Giraud à celui du général Catroux afin de
ramener l'ennemi au Bou-Gafer et de l'y attaquer »
D e toutes les guerres connues, la femme n'a jamais joué un
rôle aussi prééminent et admirable qu'à la guerre de Bou Gafer. Elle
assure les arrières, prépare les vivres et les munitions, cherche l'eau
dans des sources découvertes, soutien et vivifie la flamme de combattre
et de résister, prodigue des remontrances aux hésitants et peureux,
encourage par les youyous stridents que les échos des montagnes
amplifient. On n'entend que « outat, outat, ta'dalm tiyti… ». Les
témoignages sont éloquents et forcent l'admiration pour ces femmes
combattantes, admirables et hardies qui ne jurent que par la victoire ou
la mort.
Vidal, le médecin français, note qu'ils sont : « … tous
résolus à défendre piton par piton cette forteresse imprenable, tous
farouchement décidés, les femmes surtout, à mourir ou à faire échec à
nos harkas… ».
Et de continuer :
« Leurs femmes veillent à rassembler les isolés, distribuent
les munitions, prennent la place des mourants et font rouler sur les
assaillants d'énormes pierres qui sèment la mort jusqu'au fond de
l'oued ».
« 2000 fusils ( nombre exagéré ) aux mains d'excellents
tireurs, et avec eux des femmes plus enragées qu'eux – mêmes dans la
volonté de la lutte, prêtes à faire le coup de feu à la place des
morts ».
B ien sûr la seule issue possible fut le blocus. Après quarante
deux jours d'enfer, la soumission par les bords de certaines fractions
ayt ‘Atta, le manque d'eau et de vivres, le cheptel affolé, glapissant
de tous les côtés, décimé, la soumission ne s'est faite, malgré tout,
que par la négociation.
Les différents témoignages que nous avons repris suffisent
amplement à conclure et affirmer la bravoure et l'opiniâtreté inouïe
dont les ayt ‘Atta, homme et surtout femmes ont fait preuve durant les
quarante jours que doit durer cette guerre inégale en nombre et en
équipements militaires. Du côté colonial, elle est dirigée par les
généraux les plus chevronnés et les plus aguerris de la France d'alors
disposant d'un « fort état major et d'une armée de 83.000 hommes
sur-armés ». L'artillerie martèle jour et nuit cette citadelle qui a
fait aussi l'objet d'un déluge de feu de la terre et du ciel. Les
mitrailleuses sont braquées sur les points d'eau. Rien à faire, malgré
le nombre de femmes tuées, les autres y viennent la chercher et défient,
pour ainsi dire une mort certaine.
Q uarante deux… un chiffre fatidique, H. Bordeaux écrit à ce
sujet : « quarante deux jours de bombardement diurne et nocturne, venu
du ciel et de la terre… de privations, de manque de sommeil, de manque
d'eau. Quarante deux jours, outre les deux grands assauts qui avaient
échoué, de grignotage partiel où peu à peu nos troupes occupaient un
promontoire, un versant, un épaulement, resserraient l'étreinte, où les
veilleurs de jour et de nuit ne quittaient pas leurs armes, remplacés
par des femmes s'ils défaillaient. Quarante deux jours enfin passés avec
un bétail affolé et hurlant à la mort, avec des cadavres décomposés,
dans l'impossibilité d'abreuver tous ces animaux épouvantés ».
Après la dernière entrevue avec les militaires, Assu U Basslam,
et c'est là la noblesse dans toute sa dimension « fut blâmé par les
femmes. Elles voulaient tenir jusqu'à la mort ». Il accepte avec une
patience socratique les diatribes effrénées de ces femmes guerrières
dont la poésie amazighe ( timnatin des ayt Atta ) garde encore, comme
dans une glacière salvatrice, toute la fraîcheur et la substance. Elles
n'ont pas pu admettre cette soumission qu'elles n'ont pas hésité à
qualifier de lâche, vile devant quiconque souillant le terroir sacré de
leurs ancêtres. Elles ne purent cacher leur désarroi, leur amertume à la
limite du dégoût dans la hantise de ce qu'elles leur reste à vivre
malgré toutes les concessions exigées.
L es conditions préalables furent toutes acceptées. Leur
vélocité ne peut s'expliquer que par le sentiment d'avoir tenu le lion
par les oreilles. Que faire ? Le général Huré ne put que colmater les
brèches d'un voisin récalcitrant et de dire que dans les causes perdues,
la meilleure alternative est de céder dans l'honneur sauvegardé. La
super-tribu des ayt ‘Atta s'auto-administre en dehors du commandement
glawi et selon son azerf (droit coutumier), ses femmes n'assisteront pas
aux festivités officielles
Devant cette forteresse de la mort… de la liberté…dont la
flamme est tenue par des femmes imperturbables… des femmes qui préfèrent
tenir jusqu'à la mort encore meilleure que la soumission…La femme
restera pour l'éternité celle qui a tenu le flambeau dans cette
compétition de l'honneur, de la résistance dans cette admirable épopée
et c'est elle et sans elle, Bou Gafer serait une vulgaire guerre
coloniale où le dernier mot revint à la performance des armes. Bou Gafer
marquera pour l'éternité la mémoire tatouée par les femmes des ayt
Atta.